Entretien avec Abdallah Bensmaïn sur son livre à paraître: ” Alors l’information ?”
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La Nouvelle Tribune :
Vous avez terminé un livre sur l’information qui est annoncé pour la fin de l’été. Pourquoi ce titre « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes » ?
Abdallah Bensmain :
A un journaliste, au Maroc, la première question qu’on lui pose, après les salutations d’usage, c’est « Kif dayra sahafa ». Cette expression n’a pas de charge ironique à proprement parler. C’est dans ma formulation « Alors l’information ? » qui n’en est pas une traduction littérale qu’elle se charge d’une discrète ironie, presque imperceptible. « Kif dayra sahafa », « Kir dayer L’Opinion », « Kir dayer Le Matin »… j’ai dû les entendre des dizaines et des dizaines de fois.
Le sous-titre « Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes » a privilégié la parole des journalistes qui consacrent éditoriaux, chroniques, enquêtes… à des individus, des sujets de société, des faits et idées politiques, à l’actualité économique, mais rarement sinon jamais à la presse elle-même.
Ce titre doit à Roland Barthes sa formulation et au Maroc sa charge ironique, si je puis dire. Revenu d’un voyage en Chine, sans l’avoir raconté, les gens n’arrêtaient pas de lui poser la question : « Alors la Chine ? ». Sa réponse fut cet opuscule… « Alors la Chine ? », publié d’abord sous forme d’article dans le quotidien Le Monde.
Le témoignage explique-t-il les citations dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes » ?
C’est un livre qui privilégie le témoignage. Le sous-titre explique, au moins en partie, le recours à la citation : « Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes ».
Les témoignages sont en quelques sortes des « faits » sur lesquels s’appuie le livre dans son ensemble. La citation n’est pas rappelée pour être rappelée : elle participe de l’effort d’analyse.
Quand il s’est agi de montrer que la presse indépendante n’est pas aussi indépendante qu’elle a essayé de le faire croire, ce n’est pas à coup d’affirmations, mais de citations que « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes » a tenté de l’établir.
La presse qui se gargarise d’indépendance est en fait une presse privée. La presse privée, indépendante selon les nouveaux « concepts », n’a pas attendu les années 90 (Le Journal Hebdomadaire) ou 2000 (Tel Quel) pour exister au Maroc : Lamalif a existé dès les années 60 et c’est une tradition marocaine dans la presse: à régime libéral, presse privée ou indépendante, c’est selon.
La presse indépendante n’existe pas à proprement parler. Elle l’est peut être des deniers publics et des partis, mais pas de l’information. C’est une création idéologique. Le fait qu’elle efface de sa mémoire les expériences antérieures montre bien que les tenants de cette presse indépendante ne sont pas dans la réalité, mais dans le discours.
Qui se souvient de Akhbar Souk de Mohamed Filali, Al Houdhoud de Bziz, Al Assas de Ahmed Al Kohen, Kalima de Noureddine Ayouche, sans oublier le monument Al Ousboue dans ses déclinaisons (essahafi, essayassi) de Mustapha Alaoui ? L’histoire…Ce ne sont là que quelques exemples.
Dans le chapitre consacré à l’indépendance de la presse, il y a ce passage qui concerne le Maroc : « Pourquoi Nadia Salah, Mohamed Selhami, Fahd Yata n’expriment-ils pas le besoin de se gargariser du mot « presse indépendante » ? Les « indépendantistes » vous diront parce qu’ils ne sont pas… indépendants. Pour ma part, je dirais que l’expérience des salles de rédaction avant de se lancer dans l’aventure leur a donné le sens de l’humilité, une meilleure appréciation de la juste mesure des choses… et ce que parler veut dire ! ».
L’Economiste, Maroc Hebdo, La Nouvelle Tribune sont aussi libres de l’Etat et des partis politiques qu’ont pu l’être Le Journal, Tel Quel ou Demain.
Ce phénomène n’est pas propre au Maroc et dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes », les exemples de cette création de l’esprit d’une « presse indépendante » proviennent de plusieurs pays.
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Il y a une sorte de profusion de noms propres cités pouvant donner prise à des situations problématiques pour ce que d’aucuns trouveraient même comme de la diffamation ?
L’information n’est pas une abstraction. C’est une profession qui est exercée par des hommes, des femmes. Ces hommes, ces femmes, ont des noms…alors pourquoi devrais-je recourir à des pronoms indéfinis, à des formulations où règnerait sans partage l’anonymat ? C’est un genre de journalisme que j’ai toujours refusé de pratiquer. Ecrire « un certain journaliste dans une certaine publication » n’a jamais été dans ma culture professionnelle. Il faut nommer les choses par leur nom et appeler un chat, un chat ou, comme diraient les anglo-saxons, une bêche… une bêche. J’ai même refusé de tenir compte des témoignages qui n’étaient pas clairement assumés. Le principe était de faire signer tout ce qui est rapporté. C’est ce qui explique cette profusion de citations, car, au-delà de mon expérience, c’est un livre qui s’appuie sur les écrits et témoignages des journalistes ou écrits sur la presse.
Dire la vérité est-il faire acte de diffamation ? A priori, non. Caton (pseudonyme de deux éditeurs de presse) en son temps avait convaincu la justice britannique de la justesse de cette affirmation. Ma preuve irréfutable, c’est justement la citation que je n’invente pas. Mon propos s’appuie sur des témoignages qui ne poussent pas à mentir, à travestir les faits ou à dire les choses à demi-mot !
Dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes », « le serment des hypocrites » s’oppose au serment d’Hippocrate ?
Le chapitre sur l’éthique montre bien que le serment des journalistes est un serment d’hypocrites. Dire la vérité, faire preuve d’objectivité, s’appuyer sur des faits… pour informer le lecteur, ne sont pas vraiment la qualité première de la profession.
Les chartes d’éthique sont faites pour ne pas être respectées. Enoncées par les organisations professionnelles, les médias eux-mêmes et à titre individuel ou par les Etats, elles sont des parures qui ne cachent guère les défauts qui enlaidissent la profession. Des exemples existent et l’absence d’éthique n’est pas propre à un pays ou à un groupe de presse. Dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes », les exemples foisonnent et proviennent de divers pays : France, Chine, Inde, Mexique, Bénin, Maroc, etc.
Les facteurs de « corruption » de l’éthique professionnelle des médias sont multiples. En Chine, le conseil qui est donné est le suivant: « protégez-vous de l’incendie, protégez-vous du vol, protégez-vous des journalistes ».
Ethique, confraternité, la « confrérie sans confraternité » résume, dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes », le climat qui règne dans la profession ?
L’éthique renvoie à des comportements de la profession que la morale réprouve, par exemple la corruption. L’absence de confraternité ausculte les rapports entre journalistes qui ne sont pas faits que d’amabilités de comptoir.
La profession est faite de chuchotements qui peuvent être résumés ainsi : quand deux journalistes se rencontrent, c’est pour parler – au sens de médire – d’un troisième…
Vous ne pouvez pas imaginer la haine que les uns portent aux autres, au point que la solidarité professionnelle en pâti.
Relisez les témoignages des journalistes ayant vécu l’enfer des prisons et les messages de solidarité du bout des lèvres des confrères. Quelques cas sont rappelés dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes ».
Au journaliste qui « tombe », les confrères lui trouveront des comportements condamnables. A tout le moins, ils diront « il l’a cherché », pour reprendre l’expression de Ahmed Al Kohen du mensuel Al Assas. Ne me demandez pas de donner des exemples, le livre en pullule. Ce n’est spécifique à aucun pays, c’est inhérent à une profession : le journalisme.
Votre carrière de journaliste a été dans la presse écrite. A l’ère des nouveaux médias, quel avenir pour le journalisme de presse écrite ?
Dans « Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes », la fin de ce journalisme ne semble pas au programme.
L’ordinateur a tué la machine à écrire, mais il n’a pas tué l’écriture. Pour remonter encore plus loin dans l’histoire des médias, l’écriture n’a pas disparu avec la fin du papyrus… La radio n’a pas tué la presse écrite comme la télévision n’a pas tué la radio. Les nouveaux médias tueront peut être le support papier, mais ils ne feront pas disparaître le journalisme. Le métier est appelé à se transformer. Cette loi newtonienne est une loi de la nature. Le lecteur ne lira peut être plus sur le papier, mais il lira sur des supports électroniques : écrans d’ordinateur, tablettes, téléphones, comme le journaliste n’écrit plus à la main, avec un stylo qui avait remplacé la plume, mais utilise un clavier d’ordinateur et demain, peut être, juste son regard… La révolution est en marche et l’évolution des médias n’est pas prête de s’arrêter.
Propos recueillis par Ibn Tanjaoui
Encadré
L’auteur : Journaliste, correspondant de presse, chef de rubrique ou rédacteur en chef, Abdallah Bensmaïn a exercé durant plus de 30 ans dans la presse écrite. Il a produit et réalisé, à la fin des années 70, sur les ondes de la RTM « Le temps des poètes » et assuré la conception et l’édition de plusieurs publications institutionnelles (Agences Gouvernementales, Organisations internationales, Chambres consulaires).
A paraître:
Alors l’information ? Les journalistes parlent du journalisme… et d’eux-mêmes – 2013 – Publisud, 408 pages, format : 15 X 23.
Du même auteur
Poésie
-A terre joie – 1975- Oran
– La médiane obscure – 1978-Pro-Culture
-Versets pour un voyageur (Illustrations : Aïssa Ikken) – 1983-SMER
– Le Maroc en Noir et Blanc (Série de cartes postales sur des photographies de Abderrazak Benchaabane, illustrées par des extraits de poémes) – 1987- Média Productions
Essais
– Crise du sujet, crise de l’identité : Une lecture psychanalytique de Rachid Boudjedra (Couverture : Larbi Sebbane) – 1984-Afrique-Orient
-Enfances maghrébines (en collaboration) – 1987-Afrique-Orient
– Symbole et idéologie (entretien avec Roland Barthes, Abdallah Laroui, Jean Molino) – 1987-Media Productions
Oeuvre poétique traduite en italien sous le titre
-Abdallah Bensmaïn. Versetti per un viaggiatore, traduction de Claudia Gasparini, – 1994-Fondazione Piazzolla, Roma
Fiction
-Le retour du Muezzin – 2011-Publisud